[]
#31

W

Rouleau d'écran de poésie
sous économie d'énergie
#31 • 01/25






Elizabeth Clark Wessel

Le contrat social



Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Samuel Rochery


En ce sens qu’ils ne te comprendront pas
ou qu’en essayant de les comprendre tu

douteras de ta compréhension en ce sens qu’ils ne sauront pas
quelle est la bonne manière de se comporter en ce sens et

en ce qu'ils seront silencieux comme des morts en ce qu’ils déguerpiront
quand tu les abordes en ce sens que tu les aimeras désespérément

pendant des années en ce sens qu’ils refuseront de décrocher
leur téléphone en ce sens qu’ils auront falsifié tous

les documents prouvant leur existence en ce sens
qu’ils empesteront l’échec et autres

abstractions en ce sens que l’inexpressivité de leurs
visages ne donnera rien en ce sens que

tu seras l’autre type de deux types
de peuple.



Conyer Clayton

Poèmes extraits de But the sun, and the fish,
and the waves



Traduits de l'anglais (Canada) par Simon Brown


INONDATION

On flotte comme des pommes dans la rue très sale. Personne ne nous ramasse. Oui, il y a déjà eu des morsures. J’en ai perdu la moitié de mon bras. En ce moment même, j’ai le mollet tout mâchouillé. On est né·e avec des cordes au cou. Elles sont courtes, pour qu’on ne s’égare pas trop. Alors on flotte dans un courant prévisible. Au bout de chaque corde, il y a une arme, et quelqu’un qui fait le choix de ne pas s’en servir. Pour l’instant. La densité n’a jamais eu trop d’importance, finalement. Pour vrai, est-ce que quelqu’un a déjà choisi de caler dans l’eau ?


RENCONTRE

Dans le boisé, la renarde se racle la gorge bruyamment. J’essaie de l’ignorer. Elle tousse, elle tremble, elle malmène les branches autour. Elle imagine ses doigts tracer une ligne dans la poussière d’une bibliothèque. Elle imagine l’odeur du papier comme celle d’un arbre condensé. Je n’arrive pas à la regarder. Elle pleure en silence derrière un buisson. Que deviendra tout ce sel ? Ne t’en fais pas pour moi, la renarde. Toutes les deux, on fait juste se traîner les pieds le long de ce trait de lumière. Les talons de mes bottes reniflent la neige. La honte est un plumeau en mouvement, une queue qui brasse pour ouvrir le chemin.


UNE SOURIS SEULE DANS L’ESPACE

Tout le monde connaît cette souris. Celle qui mâchouille l’air pour devenir plus forte. Elle monte un long roseau beige. Ça ne plie pas sous le poids de son corps. Qui fait allonger sans cesse ces tiges interminables ? Les choses vertes se démènent dans le noir. Chacune cherche la chaleur d’une étoile différente. Si on continue à chuchoter, elles vont réussir. Toutes les entités évoluent vers une forme plus robuste, peu importe : maintenant les poumons, autrefois la brume, bientôt un nuage. Tout est maigre, tout est vide. On apprend à digérer ce qui nous arrive, à produire de l’énergie à partir de peu, et ensuite de rien. En fin de compte, on est autonome. Ses poils s’adaptent pour imiter l’environnement. Regarde ! Les végétaux d’une planète lointaine ont fait le voyage jusqu’à chez nous. À des milliers d’années-lumière d’ici, les plantes se tissent les unes aux autres. Elles attendent avec patience que quelqu’un les contrarie.


Extraits de But the sun, and the ships, and the fish, and the waves, Anvil Press, 2022.



Thomas Wooten

Un téléphone sonne quelque part



Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Samuel Rochery


La façon dont le soleil se leva derrière nous
était assez épouvantable. Il nous fit penser
que J. Edgar Hoover était encore en vie. Et
il est resté le plus longtemps possible
posé sur l’horizon à attendre que nous fassions
le prochain mouvement. Le son des oiseaux dans les arbres
c'était inquiétant parce que nous n’avions
aucun arbre dans notre quartier.
Ils avaient été abattus afin de laisser
un passage pour les nouveaux voisins. Nous
les voyions respirer entre les soupirs ;
leur haleine flottait
vers le ciel.

La vie, ce jour-là, chacun l’enregistra
de manière différente. Mère
exerça son privilège consistant à oublier
qui elle était. Le rasage matinal de Père
ressembla au dernier moment de sa vie
mais jamais il n’avait regardé Mère
avec autant de désir. Et puis petite June.
Elle mangeait ses céréales assise
sur la souche de l’arbre de la maison, observant
les voisins qui regardaient la télé tandis que
la nuit tombait quelque part. Ensuite elle
tomba ici, pile là où la rumeur
la faisait tomber.

Poème paru dans le numéro 4 de la revue TYPO




Edward Salem

CLIT



Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Samuel Rochery


1.

J’ai vu CLIT
tagué, brumeux, en blanc
sur la porte d’entrée d’une maison délabrée.

Amusé par sa touche de légèreté
je cherchai d’autres travaux de l’artiste
dans les recoins dévastés de la ville.

Bientôt, je trouvai
un CLIT sur une autre porte,
dernière maison d’une impasse

proche de l’autoroute mais
à y regarder de plus près
le L et le I étaient joints,

formant un U — CUT —
dont j’appris qu’il signifiait
que les services étaient coupés.

Message aux squatters :
la maison vide et fissurée
n’a ni électricité, ni eau ni chauffage

donc c’est pas la peine. Il fait froid
Et sombre à l’intérieur.


2.

Dans le projet de la maison que j’ai achetée,
une nouvelle chaudière s’imposait, déjà.
Je passai la meilleure partie de cet hiver

à décaper le papier peint, poncer les sols,
marteler sur des murs de plâtre bombés
en me disant peu à peu : Tu loueras le reste.

Une nuit je retrouvai des bris de verre
et des cannettes de bière vides. Je calfeutrai
la fenêtre à l’aide de contreplaqué, mais

on m’éclata une deuxième fenêtre le jour suivant.
Dans le salon à moitié fini étaient dispersés
des mégots de cigarette et des restes de laitue.

J’attendis dans ma voiture qu’elle revienne,
fulminant comme un guerrier, trois vestes amples
sur le dos et une casquette délavée sur la tête.

Mohammed ! J’en n’ai rien à battre.
Mohammed !
cria-t-elle en bas
de la rue quand elle me vit.

Je lui donnai 250 dollars pour qu’elle passe,
lui offrit de la conduire jusqu’à une auberge,
d'appeler la United Way.

En partant elle me brandit
la liasse de billets en l’air
en vociférant Terroriste !

Ça s’est passé comme ça.
J’ai installé un système de sécurité
et j’ai emmené le gros sac de sport

qu’elle avait laissé jusqu’à l’église la plus proche,
collé un mot sur ma porte d’entrée
pour dire où je l’avais déposé.

Mais elle m’attendait au foyer,
son gros sac de sport ouvert, sirène hurlante,
à parsemer le plancher de la cendre de sa cigarette.


3.

Finalement, seule la colère
la persuada de quitter les lieux
pour ne jamais revenir.

Ensuite les entrepreneurs commencèrent le travail
et des gens étaient à la maison
tous les jours.

Quand vint le temps de peindre
la nouvelle porte d’entrée,
j’épelai librement CLIT

en de longs coups de pinceau.
Je pris une photo avec mon téléphone
avant de le recouvrir.

Poème paru dans la revue Paperbag Paperbag Magazine, numéro 15



Amy Lawless

Civilisation privatisée



Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Samuel Rochery


Mon regard tombe sur le nom presque effacé de ta marque de       chapeau ; le problème des traces marron de sueur son       origine c’est ta calvitie.
Tu as dormi sur le palier et au matin je t’ai apporté un journal       que j’avais déjà lu.

Les cultistes du diminutif ont fait les somnambules un bon       moment pour te sucer la b*** (prononcer : biiiiiip)
J’ai éternué, la largeur de mon canal a créé un angle qui était, par       chance, oblique.

Tes jeux rendent les hanches des fillettes qui s'emmerdent       étroites. Je veux travailler avec des gens.
Voici l’église. Voici le clocher.

Il y eut une crucifixion très, très publique l’année trente-trois       après J.C.
Pour faire tourner en bourrique ma sœur, je parlerai d’elle comme       de Kree.

Kree est un garçon amérindien qui croit en Jésus Christ.
Emettre un son de bourrique rappelle à certains que Satan les a       sélectionné

pour la vente. J’aimerais t’acheter la dose nécessaire de Spice       (THC de synthèse) dont tu as besoin.
Le poème avance « indépendamment » du choix de mes mots.

Voilà un paquet de chewing-gum en guise de trousse de toilette –       c'est pratiquement sans intérêt.
Voilà un nu de moi sans sac à main.


Poème paru dans la revue NO, DEAR, numéro 7, 2011 But the sun, and the ships, and the fish, and the waves, Anvil Press, 2022.



Grigor Dimitrov

Un endroit pour la journée



Je fais le rêve récurrent que je vis dans
une maison dont je délaisse tous les mètres carrés.

Je passe dans les pièces à moitié vides. Me contente
d’ouvrir un lavabo, la chasse : je fais celui qui n’oublie

pas son corps ; nos anciens lits d’enfant paraissent aussi
étroits et noirs que des cachettes en cas de guerre

mais s’il y avait la guerre aux portes de notre maison
je descendrais ma famille nos albums et nos merdes

à la cave. Question rangement, nous avons empilé
placards et bonnetières cirées à l’abeille les uns sur

les autres dans le salon dont l’air a l’air d’avoir intégré
dans ses particules les traces marron ou grise de pas

que nous ferions tous les jours sur des moquettes
si nous y avions des habitudes et des moquettes.

Pour agrandir l’espace de l’espace que nous n’habitons
pas nous avons planté une chambre à l’aide de quatre

sardines dans le jardin ; maintenant nous vivons
sous une toile sommaire jaune et bleue qui (je crois)

résiste aux tempêtes ; à tenter tous les diables
des environs j’entrouvre comme on veut écouter

au casque la porte en poly imperméable que crible
le son de la pluie des nuages écrasant le son de la pluie

intermédiaire du conifère (un abri pour l’abri)
: couplet dur et souple indéfini par la gronde ;

quand la pluie de la pluie directe baisse, celle du sapin
pectiné je peux la distinguer : c’est le cliquetis d’

une boîte à musique qu’on remonte dans le coin
le plus irrégulier d’une partition ou est-ce le bruit

d’un petit animal se confectionnant un déguisement
pour berner les battues — et là je me réveille,

un nom inaudible de costume au fond de la
bouche en guise d’endroit pour la journée.



Jasmine Paolini

Une clé



Sur le cantilever est posée
une Tiga, footstraps
arrachés ; on ne la range plus.
L’âme en mousse
de polyuréthane est ouverte
comme une peluche lacérée. Nelly
dépose au creux de la plaie de fibres le bijou
qu’elle a trouvé dans les traces
de kikoys et de foutas en se disant qu’elle
seule connaît l’endroit de tous les oublis.
A bien y regarder, ce n’est pas un bijou.
Mais une clé de la taille d’un caillou
transformée en pendentif dont le cœur
est peut-être rempli des photos numériques
d’une famille. Maintenant, la clé va avec le bracelet
de Machine et le chouchou
de Machine, en attendant le jour
où Nelly décrira au marqueur de l’Accueil
l’endroit des oublis sur une feuille
qu’avec deux punaises
on lirait sans chercher à lire,
en disant de son objet Tiens,
je l’ai cherché partout.
La clé pose une question de curiosité,
comme toutes les clés qui n’ouvrent pas
la porte d’en face. Naturellement,
de simples photos de gens,
Nelly passe à l’imagination
d’un gros fichier Word révélant
la raison de tous les morts – dont il y a
fort à parier
qu’elle soit risible.
Nelly se dit qu’elle n’est pas
si curieuse que ça, en fait. Peut-être
qu’une femme en état d’urgence
est en train d’allumer
son ordinateur portable. Peut-être qu’elle pense
porter une main sûre
à son cou,
et qu’elle parcourt frénétique
des doigts
une peau qui est la sienne
mais qu’elle ne reconnaît plus.
Ou peut-être qu’il n’y a rien
sur la clé,
comme il n’y a plus rien
sur la peau.
Si c’est le cas, Nelly se demande bien pourquoi
la femme refuse
de s’y habituer.
Si j’en parlais à Jordan,
il me dirait plutôt d’arrêter mes conneries
parce que la clé contient
au moins
vingt gigas d’
.avi de cul ou
de séries télé.
Je n’en sais rien.
Il est plus probable qu’une femme soit morte
en s’éloignant de la plage à pas
feutrés ; entre les traces de
kikoys une clé du monde réel
contient le médaillon
au format .jpeg du visage
de celle qui ne porte plus son visage,
et je le ramasse.




Maison de la poésie sans les murs




La Maison de la Poésie sans les Murs a ouvert ses portes et fait exploser ses murs en 2017. Depuis, les manifestations, les rencontres et les lectures se sont succédées, donnant à sentir cette suave odeur de brûlé qu'ont les propositions déglinguées. La MDLPSLM est ainsi devenue le coeur des enjeux de la poésie d'aujourd'hui, de demain, d'après-demain mais aussi de toujours. Retour sur quelques moments forts, à travers une petite sélection d'affiches qui ont scandé des soirées mémorables — auxquelles vous avez probablement participé. Nous vous en remercions chaleureusement.

https://maisondelapoesie.tumblr.com

Samuel Rochery, Stéphane Vromanne, Chloé Guezo.


































Ce trente et unième numéro de Watts
réalisé par Simon Brown et Samuel Rochery
a été achevé de coder
le 16 janvier 2025.